Géraldine Gossot : La filière vitivinicole subit depuis plusieurs années un net recul des ventes de vin en France. Précisons que les blancs, rosés et effervescents résistent mieux, et que c’est avant tout le vin rouge qui est concerné au premier chef par cette baisse. A contrario, au sein des boissons alcoolisées, la bière tire son épingle du jeu, notamment auprès d’une catégorie de consommateurs jeunes. A l’Université du Vin, nous travaillons à identifier les leviers qui actionnent ce marché, et à nous en inspirer pour rétablir le contact avec cette catégorie de consommateurs qui se détournent du vin.
Elisabeth Pierre : Avant tout je pense qu’il faut évacuer toute idée de rivalité entre ces deux marchés. Peut-on tenir la bière pour responsable de la baisse de consommation du vin ? La réponse est non. Il ne s’agit pas d’un déplacement massif de consommation. En clair, l’univers bière actuel, fantastiquement créatif, ouvre un nouveau marché sans nuire à celui du vin, dont la méforme est sans nul doute à chercher ailleurs.
G.G. : C’est ironique, car dans les années 1990, la filière bière déplorait un net retard de la consommation en France. Je travaillais pour un brasseur à l’époque et on se désolait en constatant cette « anomalie » française, portée par une « culture vin » fermement ancrée. La bière avait du mal à recruter de nouveaux consommateurs, notamment des jeunes et des femmes, à pénétrer l’univers du repas. Aujourd’hui, la situation est inversée. Est-ce parce que le vin est perçu par les consommateurs, et notamment les générations les plus jeunes, comme un produit conventionnel et contraint, tandis que la bière s’épanouit dans un univers où l’innovation est libérée, débridée ?
E.P. : C’est vrai, même si c’est caricatural, qu’on visualise assez facilement un brasseur ou microbrasseur hipster, arborant une gamme débordante de canettes au design parfois… détonant, bref, un univers séduisant pour les jeunes…
G.G. : … versus, et c’est tout aussi réducteur, un ou une vigneron-vigneronne issu-e d’une lignée à la tête du domaine familial depuis 8 générations, argument souvent mis en avant en communication, sur les étiquettes, symbole d’un « entre-soi » un peu figé.
E.P : C’est aussi le foisonnement de goûts différents, qu’ils soient très marqués, comme les bières houblonnées ou les Sour, ou très accessibles, comme les bières aromatisées ou sans alcool, qui séduit le public jeune en satisfaisant leur curiosité, leur soif de découvertes.
G.G. : Un foisonnement qui s’explique par une culture de l’expérimentation des brasseurs, mais aussi par une réglementation beaucoup plus permissive sur la production de bière que sur le vin !
E.P. : Le monde de la bière, et notamment toute la galaxie des « crafts » (NDLR : bières dites artisanales, cuvées parfois éphémères) n’est pourtant pas si éloigné de celui du vin. Il est de moins en moins rare de croiser un vigneron qui développe sa gamme de bières. Par ailleurs, les crafts s’inspirent du vin dans leur conception : des notes plus vineuses, des bières travaillées avec des moûts de raisin, se rapprochant du degré d’alcool du vin, des brassins destinés à des barriques…
G.G. : Reste que le contexte de consommation s’avère très différent. Le vin est très fortement lié à la restauration traditionnelle et au repas français classique dont la structure et la nature ont évolué : plus court, moins de plats, fromage rarement proposé, moins de viande, historiquement associée au vin rouge. A cela s’ajoute le développement des plats à emporter, en plein essor depuis le Covid. Or, on transporte plus facilement une canette ou une bouteille de 33 cl qu’une75 cl, et le petit format autorise chaque convive à choisir sa boisson selon ses envies. On en revient à cette notion de souplesse, d’adaptation aux nouveaux usages.
E.P. : Ce souffle nouveau dans le monde de la bière, avec la multiplication des styles de bières, vient tout droit des Etats-Unis. Ne faudrait-il pas regarder plus attentivement ce qui se passe sur le marché américain du vin ? Observe-t-on des tendances similaires sur notre territoire ?
G.G. : C’est vrai qu’outre Atlantique, le monde du vin raisonne plus facilement en terme de marque et d’étiquette. Les Américains ont sans doute aussi un rapport au vin plus « décontracté ». Ce qui est certain, c’est que la filière vitivinicole n’a rien à perdre à ouvrir grand les yeux car il va lui falloir se réinventer. Profil produits, communication, packaging, réglementation, l’étude de la dynamique de la filière bière et des autres pays viticoles ouvre de nombreuses pistes de réflexion.